Ce livre écrit après la Nakba de 1948 par le brillant penseur Algérien Malek Bennabi, analyse les raisons de la décadence du monde musulman sur le plan psychologique et sociologique, et fournit quelques perspectives qui pourront l'aider à redécoller. En lisant cet ouvrage aujourd'hui, on ne se rend pas compte que le livre a été écrit un il y a demi-siècle, les problèmes évoquées existent toujours dans nos sociétés , et les solutions proposées sont toujours d'actualité.
Ci-dessous quelques citations de cet ouvrage:
Jusqu’ici, l’islam a gagné du terrain à la manière du chien dent, comme une plante sauvage. Mais il a mis quatorze siècles pour occuper l’espace qu’il occupe actuellement. Dans l’avenir, il s’agirait au contraire de le planter soigneusement, scientifiquement, afin qu’il rayonne selon un processus déterminé, tenant compte de tous les facteurs favorables et défavorables liés à ce rayonnement.La Nahdha, version réformiste a échoué parce qu’elle s’est présentée sous forme d’un rêve et non sous forme d’actions concrètes. Intellectuellement, elle n’a pas touché en profondeur les mentalités, ni dérangé les vieux tabous. C’était un discours, une poésie. Au plan politique, elle était un vœu pieux, un appel à la recomposition de la Oumma sans intention de mettre en œuvre des initiatives de rapprochement, des synergies de développement, sans définir les critères de convergence, sans harmoniser les législations, c'est-à-dire sans adopter une approche pragmatique comme le fera plus tard l’Europe. (Introduction de Noureddine Boukrouh )
La Nahdha a commencé comme une réaction à une frustration, à un ressentiment, et non comme une prise de conscience de la nécessité de changer concrètement. (Introduction de Noureddine Boukrouh)
Dans le monde musulman, on loue les exemples japonais et Chinois et on cherche à s’inspirer de leur expérience. On croit que l’explication de leur réussite réside dans les politiques suivies, alors qu’elle se trouve dans la culture, dans la psychologie, dans le monde des idées, dans l’organisation sociale. (Introduction de Noureddine Boukrouh )
Dans leur situation de sous développement et de faiblesse, les musulmans trouvent quand même un titre à faire valoir aux yeux des autres : posséder la vérité, être dans le vrai, représenter la religion élue. Ils vivent dans un enclos, en vase clos, dans une réserve mentale, loin des préoccupations de l’heure. L’ancien étant vrai et parfait, pourquoi chercher du nouveau, jugé comme une dégradation, une profanation du passé. (Introduction de Noureddine Boukrouh ) .
Partagée entre l’attraction intégriste du passé et l’impulsion progressiste du présent, parce qu’elle n’a fait le choix ni du modèle ni de la méthode, les tentatives furent plus ou moins stériles parce qu’elles ne se référaient pas à une doctrine précise de fins et de moyens, à une planification des étapes. En fait, le réformateur musulman n’a pas eu le souci de tracer son programme estimant que le temps résoudra heureusement les problèmes. Et son audace a moins consisté à imiter qu’ à créer.
L’affaire de la Palestine qui constitue indéniablement l’évènement le plus marquant en ce sens, le plus heureux de l’histoire moderne du monde musulman, a en effet désintégré le chaos ou ce monde se trouvait engagé par certaines tendances anarchiques de sa renaissance. . Elle a mis à nu toutes les fausses valeurs, toutes les illusions qui faussaient les perspectives de son avenir. Cette défaite providentielle, cette heureuse victoire du réel sur l’illusoire a libéré les esprits et les consciences qu’étouffait le chaos.
Le témoin, c’est essentiellement celui qui est présent dans le monde des autres. La première qualité requise pour la validité d’un témoignage c’est la présence du témoin. Dès lors, si le musulman doit assumer le rôle qui lui est dévolu, il est obligé de vivre en contact avec les problèmes des hommes. Sa présence doit donc embrasser l’espace maximum pour que son témoignage embrasse un maximum de faits.
L’image du phénomène est donnée approximativement par ce qu’on appelle le courant de rupture en électricité : l’étincelle jaillit quand il y a rupture, discontinuité brusque dans un circuit conducteur, c'est-à-dire quand ce circuit devient brusquement hétérogène. Le même phénomène peut être transposé en milieu humain. Les contradictions y deviennent explosives en raison de ces discontinuités idéologiques et raciales : l’étincelle de rupture jaillit à une coupure, à une frontière d’idée ou de race. C’est alors la guerre, le racisme, le colonialisme, toutes les expressions violentes de la contradiction.
Le monde musulman est à l’instant angoissant de la nébuleuse ou les éléments ne sont pas encore intégrés à un ordre régi par des lois définies. La nébuleuse peut engendrer l’ordre islamique ou un immense chaos ou sombreront toutes les valeurs que le Coran avait apporté au Monde.
La colonisabilité n’a pas changé, elle a seulement changé de toilette. Regardez-la la coquette. Se mirer dans le miroir de ces indépendances au rabais pour passer dans les bras de son vieux compagnon, le colonialisme, devenu son chevalier servant dans ces salons décorés en bureaux d’études de sa pseudo-technocratie.
L’homme malade musulman eut d’abord à son chevet le maraboutisme qui ne pouvait ni le guérir ni l’achever. Le kémalisme, le baathisme charlatan n’ont rien modifié à la situation : ils l’ont plutôt compliqué davantage. Quant au salafisme et au wahabisme, ils n’ont laissé que de pitoyables souvenirs dans une décomposition générale.
Le monde musulman n’a pas besoin d’un Etat pour dominer le monde, mais d’une conscience pour participer au drame de ce monde …
Le colonialisme et la colonisabilité ont partie liée dans plus d’un domaine, plus particulièrement dans celui des idées. Sans parler de leur enfant adultérin, un progressisme folklorique endossé par certains intellectomanes dans nos pays comme une livrée de laquais pour faire leur sale besogne en des ouvrages « hautement » patronnés.
Et aujourd’hui, au deux bouts de la décomposition de l’ « élite », une aile « progressiste » qui couvre d’injures l’aile des « conservateurs » et ceux-ci répondent par l’anathème. Et comme tout excès épuise les consciences, il est clair que tous ces courants risquent un jour ou l’autre d’être captés dans les canaux qui conduisent aux turbines du trotskisme et aux moulins de l’impérialisme.
Lorsqu’on analyse les activités et les gouts des individus d’un milieu donné, on y trouve des dominantes communes qui se transmettent d’une génération à l’autre. Il y a une hérédité sociologique tout comme il y a une hérédité biologique. On la perçoit aisément en Angleterre ou il existe une volonté de conservation, un conservatisme. Mais elle est encore plus nette durant toute la décadence du monde musulman ou toutes les formes sociales deviennent statiques. Ces deux aspects de l’hérédité ne sont d’ailleurs pas identifiables : dans un cas il s’agit d’aptitude dans l’autre d’inaptitude. L’Anglais se plie volontiers à un certain traditionalisme jugé nécessaire à son équilibre national ; mais cet équilibre est dynamique. Dans la société musulmane, par contre, il s’agit d’une impuissance à dépasser le donné, à aller au-delà du connu, à franchir de nouvelles étapes historiques, à créer et assimiler du nouveau : il ne s’agit plus d’une détermination mais d’une carence.
Les sciences morales, sociales et psychologiques sont aujourd’hui infiniment plus nécessaires que les sciences de la matière qui constituent plutôt un danger dans une société ou les hommes restent ignorants d’eux-mêmes. Mais il est évidemment plus difficile de connaitre et de faire l’homme d’une civilisation que de fabriquer un moteur ou d’habituer un singe à porter une cravate.
Monde divisé à l’extrême, atomisé en individus : monde aux vertus centrifuges qui ignore l’entraide comme il ignore l’efficacité de la matière de la matière mais pratique l’hospitalité, honore la générosité, aime la vanité, la poésie et le cheval. Son dynamisme explique l’extrême rapidité de l’expansion islamique dont les historiens ont vainement cherché la raison dans des conditions extérieures.
Par conséquent, il ne s’agirait pas d’enseigner au musulman une croyance qu’il connaissait déjà mais de restituer à cette croyance son efficacité. En un mot, il s’agissait moins de lui prouver Dieu que de le manifester à sa conscience.
Il ne faut donc pas s’étonner de ce que la pensée arabe moderne n’ait pas encore acquis le sens de l’efficacité. Le despotisme des mots et des formes imprime un caractère superficiel à toute traduction de la renaissance. On pourra s’en rendre compte au Congrès de la Culture Islamique de Tunis, ou l’on vit un Cheikh faire un cours consacré aux Hadiths sur la clémence et passer plus d’une heure à en égrener la chaine. Inutile de préciser que son contenu passa finalement inaperçu $, cependant que les auditeurs baillaient…d’admiration. Nous touchons ici à un point important de la psychologie post-almohadienne : tout est encore très grave, lorsque orateur et auditeurs sont d’accord sur l’inefficacité.
L’Européen n’est pas venu en civilisateur mais en colonisateur, et le jeune bourgeois musulman n’allait pas en Europe que pour en rapporter un titre universitaire ou pour satisfaire une curiosité toute superficielle. Un étudiant zeitounien qui venait de terminer ses études islamiques ayant fait une demande de bourse pour compléter sa formation en France, l’organisation culturelle saisie de cette demande objecta que pour étudier la langue française, on n’a nullement besoin de se rendre en France. Cette remarque traduit la façon dont le milieu musulman envisage le rôle de l’étudiant qui part en Occident : il s’agit d’étudier une langue ou d’apprendre un métier et non de découvrir un culture. Seul compte l’aspect d’utilité immédiate.
Il ne verra pas l’enfant apprendre le respect de la vie en caressant un chat ou en cultivant une fleur, ni le laboureur s’arrêter au bout de son sillon pour juger son ouvrage, en communion avec la terre, ce qui est la synthèse de toute civilisation.
D’une manière générale l’étudiant musulman n’a pas éprouvé l’Europe, il s’est contenté de la lire, c'est-à-dire d’apprendre au lieu de comprendre. Aussi demeure-t-il dans l’ignorance de l’histoire de sa civilisation, il ne peut savoir comment elle s’est faite et comment elle est entrain de se défaire par ses contradictions internes.
La parole trahit ici sa mission : au lieu d’activer cet effort dans le sens du sur-effort nécessaire pour faire face aux taches du présent, elle le dégrade en sous-effort, en gestes à peine suffisants pour gagner un siège ou une position honorable. L’homme qui prétend diriger la vie publique ne conçoit pas les choses pour les faire, mais seulement pour les dire, pour en parler éloquemment. Cette parole n’est donc qu’un pur acte verbal, sans potentiel social ni tension morale.
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